Pour beaucoup, Ibrahim Diop est cet internaute féru de tactique qui se délecte souvent à débriefer les grandes rencontres de football sur son compte Twitter ou Facebook. Pourtant, l’actuel analyste vidéo du club tanzanien, Azam FC où officie son acolyte coach, Youssouf Dabo, depuis leur passage à Teungueth FC, est dans la vie de ses rêves si on peut ainsi dire.
Si Abdoulaye Seck, l’ancien membre du staff technique de l’institut Diambars, parti au Maroc, a été l’un des piliers de ce métier dans le football sénégalais, Ibrahim Diop incarne aujourd’hui la modernité du football – celui qui requiert plus que la connaissance théorique de ce sport pour performer. Wiwsport est allé à la rencontre de ce jeune technicien généreux et passionné pour en savoir plus sur le travail d’un analyste vidéo.
- Entretien
Comment vous est venue la passion pour l’analyse vidéo ?
Ma passion pour l’analyse vidéo est le prolongement de mon amour pour la tactique. Moi j’ai toujours refusé de regarder un match de football juste comme quelqu’un qui est passionné et qui aime regarder de belles frappes, des joueurs qui dribblent…. Parce qu’il y a des gens qui regardent le football pour son aspect esthétique – c’est-à-dire les belles actions de jeu etc… Moi j’ai toujours voulu voir au-delà de tout ça, j’ai toujours cherché à comprendre les organisations mises en place par les coachs, comment ils essaient à chaque moment du match à dominer les adversaires. J’ai toujours eu cette mentalité analytique de comprendre le jeu, j’ai toujours été comme ça.
Avant de plonger complétement dans l’analyse vidéo, j’analysais en utilisant des outils comme Tactical Pad, je faisais des captures d’écrans, j’essayais d’illustrer ce qui se passait sur le terrain. Mais arrivée la pandémie de covid19, tout s’est arrêté et j’ai eu le temps de découvrir l’analyse vidéo à travers des gens comme Florent Toniutti, Julien Momont qui est une référence francophone dans l’analyse vidéo. J’ai commencé à réaliser qu’on pouvait expliquer ce qu’on voit à travers de la vidéo ou à travers des outils. Et c’est ainsi que j’ai découvert des outils comme ONCE ou Metrica Sports. L’analyse vidéo est arrivée au bon moment dans ma vie et cela m’a permis de progresser dans cette envie de comprendre le jeu.
Comment s’est fait le passage d’un passionné de la tactique au pro que vous êtes aujourd’hui ?
Le passage s’est fait naturellement parce qu’en effet, l’analyse vidéo permet d’exprimer le rapport de force tactique à travers une vidéo. Cela permet de donner vie à ce que tu veux montrer au coach, à ce que tu veux montrer aux joueurs. Donc la transition a été très facile car ce sont deux mondes similaires. Auparavant, j’utilisais des captures d’écrans pour partager mes lectures, mais aujourd’hui, j’utilise la vidéo pour les mêmes besoins. Et comme on dit, une vidéo vaut cent mille images car elle me permet d’aller beaucoup plus loin que ce que je proposais avant juste avec des captures d’écrans.
Par exemple si je veux montrer une animation offensive avec une analyse vidéo notamment avec les mouvements des joueurs et les illustrations que je peux y ajouter, ça va être beaucoup plus vivant et percutant et cela va permettre de comprendre ce qui s’y passe. Avec une image, ça va être figé et parfois ce n’est pas évident d’en tirer des enseignements. Alors je ne me suis pas dépaysé dans le monde professionnel par contre je suis plongé dans le concret de ma passion et je m’épanouis.
Quels sont les principaux aspects que vous analysez lors de la visualisation d’un match ?
Quand j’analyse un match je ne laisse rien du tout parce que tout va nous intéresser même quand je fais une analyse sur notre équipe. Et quand je fais une analyse sur l’adversaire peut-être que je ne vais pas regarder la même chose. Par exemple, quand je fais une analyse sur notre adversaire, là j’essaie de voir un peu sur tous les aspects comment il se comporte avec le ballon. C’est-à-dire durant les phases de possession basse dans sa zone, et quand il progresse avec le ballon comment la transition vers le haut se fait… et comment l’adversaire s’y prend une fois dans le dernier tiers pour déstabiliser son vis-à-vis. Voilà, moi je regarde tous ces aspects et notamment dans le volet défensif – comment l’équipe adverse presse, comment elle se comporte en bloc médian etc… Je couvre le maximum de données possibles pour permettre au coach et son staff de prendre les meilleures décisions.
Quels logiciels et technologies d’analyse vidéo utilisez-vous dans votre travail ?
Il faut comprendre que chaque logiciel est différent de l’autre dans nos outils de travail. Mais quand même ils se retrouvent en un point – c’est qu’on peut faire les mêmes choses sur chaque logiciel. Peut-être qu’il y aura certains éléments qui seront mieux traités sur un logiciel que sur un autre. En gros, en termes de facilité d’illustration, certains logiciels sont meilleurs que d’autres.
Ce qui est important à savoir, c’est qu’un logiciel d’analyse vidéo te permet de faire du codage – c’est-à-dire du séquençage, de couper le match en différentes séquences mais des séquences qui seront classifiées. Avec le panneau de tagging, on a la possibilité de classer les séquences par sorties de balles, coup de pieds arrêtés… Après cela, le logiciel t’offre la possibilité de faire un tri parce que l’analyse vidéo aussi c’est savoir résumer un match dans sa quintessence en 6 à 7 minutes pour les séquences les plus pertinentes. Et le point suivant, c’est la télestration. Le logiciel d’analyse vidéo te permet aujourd’hui de faire des illustrations. Si tu veux par exemple illustrer un bloc défensif qui presse haut, tu peux le faire. C’est ça la télestration. Et enfin, il y a l’exportation. L’outil permet d’exporter le travail de séquençage, de tri comme on le voudrait.
« Je peux dire qu’aujourd’hui, la technologie est au centre de mon métier d’analyste vidéo »
Quels sont les facteurs clés que vous recherchez lors de l’analyse d’une équipe ?
En termes de technologie aujourd’hui il y a ce qu’on appelle les capteurs GPS qui te permettent d’avoir de la data physique des joueurs, le nombre de kilomètres parcourus sur le terrain, le nombre de courses à haute intensité, la vitesse et tous ces détails-là qui permettent d’appréhender les adversaires. Il y a même les capteurs GPS qui te fournissent des données tactiques.
Donc je peux dire qu’aujourd’hui, la technologie est au centre de mon métier d’analyste vidéo. Parce que c’est la technologie qui nous permet d’avoir toutes les données sur la performance et de pouvoir mesurer ce que nos équipes font tout comme nos adversaires aussi. Mais moi aujourd’hui à mon niveau, je suis plus en charge de l’analyse vidéo. Parce qu’aujourd’hui, on départage de plus en plus les tâches entre les data scientistes et les analystes vidéo typiques comme ce que je fais.
Comment vos analyses vidéo peuvent-elles aider à améliorer les performances des équipes ?
Les données statistiques fournies grâce à l’analyse vidéo nous aident à améliorer les performances de notre équipe déjà. Ça c’est très important ! Parce que quand tu analyses ton équipe, l’objectif c’est d’avoir un aperçu du comportement de l’équipe par rapport au projet de jeu voulu. Est-ce que, aujourd’hui sur le plan offensif, l’équipe répond aux attentes du coach ? Est-ce que l’équipe répond aux attentes sur le plan athlétique ? Les réponses à ces questions sont les données qui nous servent de feedbacks dans notre travail.
C’est un peu comme cette personne en face de son miroir, elle voit ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas et peut améliorer en elle – c’est la même chose. L’analyse vidéo c’est ça, cela te permet de voir ce que tu fais et ce que tu peux améliorer. Mais aussi cela te permet de connaitre ton adversaire, ses forces et ses faiblesses. Et comment en tant qu’équipe, on peut en faire usage pour avoir des arguments concurrentiels. Maintenant, il n’est pas dit qu’avoir toutes ces données garantit la victoire mais cela donne un avantage concurrentiel face à l’adversaire.
« J’ai la chance de travailler avec une personne avec qui je vis une relation de grand-frère et de petit-frère »
Recevez-vous parfois des critiques après des matchs concernant vos analyses ?
Non je ne dirais pas que je reçois des critiques, mais je suis conscient que je peux toujours m’améliorer dans mon travail. Maintenant, le coach avec lequel je travaille est une personne très respectueuse. Il me donne son avis et des conseils par rapport à ce que je fais parce que c’est aussi quelqu’un de très expérimenté. C’est un technicien très calé tactiquement ! Il me donne souvent des conseils sur comment s’améliorer sur tel ou tel aspect et je suis preneur. Mais pas de critique par contre j’ai beaucoup progressé depuis que nous travaillons ensemble. J’ai la chance de travailler avec une personne avec qui je vis une relation de grand-frère et de petit-frère.
Quels sont les défis auxquels vous êtes confrontés dans votre travail et comment les surmontez-vous ?
Le genre de défi que j’ai souvent est que pour faire une bonne analyse il faut au moins voir l’adversaire sur trois matchs. Et pour dire vrai faire du séquençage pour 3 matchs de 90 minutes c’est compliqué. Le niveau dans lequel nous sommes, il faut beaucoup de passion et d’abnégation pour arriver à faire un bon travail parce que ce n’est pas évident avec les matchs qui s’enchainent. L’autre aspect, c’est la difficulté de recueillir des données statistiques tactiques en Afrique. Ce n’est pas évident parce qu’il n’existe pas de plateforme qui nous fournisse de données statistiques sur la tactique. Mais malgré tous ces défis, nous nous efforçons à fournir un travail de qualité.
Pouvez-vous nous donner une anecdote où l’analyse vidéo a joué un rôle déterminant dans le résultat de votre équipe ?
Non pas vraiment ! Et pour dire vrai je n’y prête pas vraiment attention car je sais que mon travail est aussi important que celui du préparateur physique ou le travail de tout le staff technique. J’essaie juste de faire mon travail de la meilleure des façons et de fournir au coach le maximum de données possibles pour qu’il puisse prendre la meilleure décision. Mon objectif c’est d’aider le coach, de progresser, d’apprendre encore plus à côté de professionnels. Quand tu sais ce qui se passe dans le monde professionnel, tu ne pourras jamais te dire que l’équipe a gagné grâce à ton travail. Mais c’est le travail de toute une équipe qui fait gagner.
Comment communiquez-vous vos conclusions et recommandations aux entraîneurs et aux joueurs ?
Pour communiquer mes conclusions, il y a d’abord le rapport vidéo qui revient sur tous les éléments qu’on a envie de montrer au coach sur notre équipe et sur l’adversaire. Il y a aussi le rapport écrit qui est document PDF d’une dizaine de pages. Et dans ce document écrit, il y a une partie dans laquelle tu peux faire une proposition tactique au coach. Mais au-delà de ça aussi, il y a les discussions qu’on peut avoir avec les membres du staff. Voilà en gros les trois formes de partage. A noter aussi que les discussions sont continuelles parce qu’un staff technique, ça discute beaucoup.
« J’espère qu’à l’avenir, le football sénégalais notamment les clubs sénégalais accorderont une importance capitale à ce profil technique »
Quelle place l’analyse vidéo occupe-t-elle aujourd’hui dans le football sénégalais ?
Dans le football sénégalais, je ne pense pas qu’on en soit encore au niveau des autres pays. Même en Afrique, de niveau général, c’est un nouveau métier. Mais je pense que de plus en plus les gens se rendent compte que c’est indispensable et qu’aujourd’hui dans le haut niveau, un entraineur a besoin qu’on l’assiste sur tous les plans. Un métier d’entraineur n’est pas facile car il y a la préparation des séances, il y a la gestion du groupe, il la tactique… C’est beaucoup de travail, donc il a besoin de confier certaines tâches à des membres de son staff notamment l’analyste vidéo.
Et aujourd’hui, l’analyste vidéo donne au coach un gain de temps qu’il peut réinvestir ailleurs tout en lui fournissant un paquet d’informations importantes. Et j’espère qu’à l’avenir, le football sénégalais notamment les clubs sénégalais accorderont une importance capitale à ce profil technique. Parce que cela aiderait à améliorer le niveau de nos équipes nationales et nos clubs tout simplement.
Comment voyez-vous l’avenir de ce métier dans le football au Sénégal ?
Nous avons encore du chemin devant nous, mais voilà rien n’est impossible. D’ailleurs, avant de venir en Tanzanie, la Fédération Sénégalaise de Football avait organisé un séminaire auquel étaient conviés les analystes vidéos. Les entraineurs y étaient parce qu’au niveau des clubs, il n’y a pas d’analyste vidéo. J’y étais en tant que membre du staff de Jaraaf mais à part moi, il n’y avait que les coachs. C’était un séminaire de formalité et j’avais profité de cette occasion pour insister sur la formation dont les analystes ont besoin.
Parce qu’un analyste vidéo doit être quelqu’un d’outillé, quelqu’un qui soit alerte par rapport à l’avancement de la technologie qu’il utilise… Il doit être préparé pour être en mesure de manipuler et se servir des différents outils de travail. J’espère que les autorités vont réfléchir dans ce sens parce qu’aujourd’hui si on regarde le football marocain ou tunisien, chaque club a son analyste vidéo et tu vois comment leurs championnats sont relevés. Et si on veut que notre ligue professionnelle atteigne aussi un certain niveau, ça doit passer par cela.
Quelles évolutions technologiques pourraient avoir un impact significatif sur votre travail ?
Je pense par exemple qu’avec l’intelligence artificielle mon travail peut devenir plus facile. Parce qu’avec l’IA tu peux demander à ton logiciel par exemple de séquencer les matchs pour toi, comme le font certaines entreprises. Elles demandent à l’IA de séquencer les matchs sélectionnés avant de t’envoyer les résultats demandés à leur niveau. Ce n’est pas encore démocratisé mais à l’avenir c’est quelque chose qui devrait pouvoir se faire avec les logiciels. On peut même arriver au niveau où on demande à l’Intelligence Artificielle de faire l’analyse vidéo à notre place. Qui sait ? Cela ne va pas remplacer l’humain mais la technologie de l’IA peut vraiment nous aider encore plus.
wiwsport.com (Par Jean Joseph)