Le football survivra-t-il au Covid-19? Sous sa forme actuelle – jusqu’à mars dernier – sûrement pas.
Mais alors laquelle? Avec la pandémie, ce qui semblait relever de la pure science-fiction est tombé sur le plus grand sport du monde comme un aigle sur sa proie.
Les scénarios de ce type ne sont pas nouveaux, au moins dans l’imaginaire de certains auteurs. Quatre génies avaient, entre les années 60 et 90, prévu la fin du football avec spectateurs.
Sport de studio
En 1967, ce sont Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares qui émettent l’hypothèse d’un football entièrement mis en scène par les médias: « Aujourd’hui tout se passe dans les studios de radio et de télévision (…) Le football est devenu un genre dramatique, sous la responsabilité d’un homme, seul dans un studio, ou d’acteurs en maillots devant un cameraman » [1].
Pourquoi en effet se fatiguer à organiser des événements énormes si la seule chose qui compte est que le public y croie et vibre?
En 1987, Patrick Cauvin et Enki Bilal publient la bande dessinée Hors jeu, une fresque somptueuse et sinistre sur la mort du football, écrasé par la violence, les manipulations, les expériences médicales pour un rendement sportif optimum au mépris de la santé des joueurs.
Là encore, les tribunes des stades de béton – colossaux – sont vides, car la folie destructrice y a fait des milliers de morts. Toutefois, même alors, les fans du foot ont continué à le suivre. D’abord parce qu’on ne se défait pas aussi vite d’une passion dévorante, ensuite en raison du lien établi entre la possession d’un téléviseur et l’obligation de parier en direct (système PCP, « Pari en cours de partie »).
En 2015, un attentat manqué, au Stade de France, aurait pu faire des dizaines de morts dans les travées. Aujourd’hui les paris sportifs imprègnent le football, et voilà qu’un virus suffit à cloîtrer chez elle la quasi-totalité de l’humanité… Les prévisions de Bilal et Cauvin étaient donc loin d’être absurdes.
Public de synthèse
En juin 2020, dans les championnats qui ont « rouvert » ou vont le faire, l’heure est aux matches à huis clos. Le silence qui s’est installé dans les immenses enceintes et la vue de gradins déserts placent les télévisions face à un rude défi.
Dans ce vide vient alors s’engouffrer le « faux » façon Umberto Eco [3]. La télé tente de (faire) bricoler des ersatz de public-foules et de chants. En Allemagne, des effigies de supporters en carton sont placées dans les gradins et des simulations d’ambiance « meublent » tant bien que mal l’espace sonore. En Espagne, la Liga a recours à des images de synthèse pour peupler les tribunes.
La télévision du sport aspire à montrer les stades non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils devraient être : toujours pleins! Mais ces matchs sans public sont-ils encore des matches?
Il est à craindre que nous entrions dans une période de pandémies à répétition. Faudra-t-il à l’avenir ouvrir les championnats, les fermer, les rouvrir, confiner-déconfiner sans cesse, alterner les huis clos et les « vrais » matches au gré des virus? Injouable.
Le Covid-19 vient juste – mais avec une si terrible efficacité – consacrer un constat: avant lui, le football professionnel était déjà en voie de désintégration.
Rôle exorbitant de l’argent et des agents de joueurs, corruption à la FIFA, pouvoir écrasant de la télévision et écrans géants dans les stades, individualisation croissante des réalisations télévisuelles, gouffre entre le football professionnel et le si important foot amateur, nocivité de l’arbitrage vidéo…
Éloignement du réel
À ce football à cinq, six, dix vitesses, le virus impose, lui, de façon dramatique, son universalité! Restent alors « seulement » les disparités existant d’un pays à l’autre en fonction de la circulation du virus sur leurs territoires.
L’avenir appartient-il donc à ces chocs à huis clos, à la télévision comme seule voie d’accès aux exploits des actuels et futurs Rapinoe, Neymar et Mbappé?
Et si non, quelle alternative? Des fanzones et des pubs conviviaux mais suragencés et aseptisés, des réunions entre supporters à domicile, autour des ordinateurs et réseaux sociaux, les jeux vidéo de foot successeurs de l’événement brut? Tout cela est possible.
La « post-vérité » triomphant un peu partout, ce ne serait là au fond qu’une expression de plus de notre éloignement du réel et de la dissolution du sport dans le télévisuel et le virtuel. La pratique du football amateur et du football féminin, moins soumis aux foules géantes – sauf lors de très grandes compétitions – pourrait, elle, bénéficier de cet éclatement. Ils le mériteraient.
Le foot pro va rester un produit télévisuel, et sans doute pour longtemps. Mais alors, financièrement, à combien l’évaluer dorénavant? Le poste « billetterie » ne représentant qu’une part minoritaire de ses recettes, le public des stades est devenu davantage une gêne qu’un atout. Les dirigeants du foot n’hésiteront pas à le sacrifier sur l’autel du profit. À moins que…
Combien vaudra en effet ce spectacle sans public en chair et en os? Quelle valeur ajoutée ce dernier représente-t-il par rapport aux seules images et aux spectateurs en carton-pâte? L’avenir le dira.
Dans Hors jeu, Cauvin et Bilal font dire au narrateur : « Je crois encore que l’absence de public est l’une des raisons qui a fait disparaître ce sport (…) Rien n’a remplacé pour moi la voix vibrante de la foule, sa chaleur et sa folie ».
Les prochaines négociations des droits télévisés s’annoncent en tout cas aussi étranges que passionnantes.
Jacques Blociszewski est l’auteur de : Le match de football télévisé (éd. Apogée, 2007, épuisé) et Arbitrage vidéo: Comment la FIFA tue le foot (éd. de L’ARA, 2019).
[1] "Esse est percipi" (exister c’est être perçu), court texte des Chroniques de Bustos Domecq, éd. Denoël, 1970.
[2] Hors jeu, de Patrick Cauvin et Enki Bilal, éd. Autrement, 1987.
[3] La Guerre du faux, d'Umberto Eco, éd. Grasset, 1985.
Cahiers du Football